— Comment ça, bizarre ?

— Il raconte des bobards.

— Il ne veut pas te payer ?

— Ce n’est pas ça, je crois qu’il est dangereux.

Je lui expliquai brièvement l’histoire des billets tachés et des Toyota.

— Hein ? Et tu le prends pour un criminel à cause de ça ?

— Oui, il est bizarre, tu sais.

— Je ne peux pas dire, je ne l’ai pas vu, mais...

— Mais quoi ?

— Je crois que je comprends.

— Quoi donc ?

— Eh bien, cette fille a été tuée d’une façon bizarre, ça ne fait pas très japonais, tu vois. Qu’est-ce qu’il fait en ce moment, ton client ?

Je n’avais pas quitté Frank des yeux depuis tout à l’heure. Il était resté un moment tourné dans ma direction puis s’était mis à rôder du côté du game-center voisin, comme s’il s’ennuyait.

— Il est devant le print-club, mais il ne sait pas comment s’y prendre, il regarde des gens se prendre en photo.

— Plutôt rassurant, non ? Je ne vois pas un assassin avoir envie de se faire tirer le portrait.

Ses paroles me paraissaient pleines de bon sens.

— Dis, Kenji, fais des photos avec lui, je voudrais voir la tête qu’il a.

— D’accord, fis-je avant de raccrocher.

— Kenji, qu’est-ce que c’est, ce truc ? Ces filles avaient l’air de bien s’amuser, elles se sont prises en photo ? C’est un photomaton ou quoi ?

Je tentai de lui expliquer, mais le salaryman à l’air éméché qui faisait la queue derrière nous commençait à s’impatienter. Il était accompagné par une fille affreusement laide. D’habitude, j’aurais répondu aussitôt par une réplique cinglante, mais la présence de Frank à mes côtés me retint, et puis il faisait froid. Je me contentai de dire : « Oui, bon, ça va, attendez une minute, j’ai presque fini. » J’arrêtai mes explications et entrepris de prendre une photo pour montrer à Frank à quoi servait l’appareil. Il n’avait pas de petite monnaie, c’est donc moi qui payai. Je le fis mettre debout devant l’appareil, sélectionnai un fond qui me paraissait typiquement japonais, un rideau d’entrée de yakitori[4].

— Mets-toi avec moi sur la photo, dit Frank, les filles tout à l’heure, elles ont fait une photo de groupe, nous aussi ça nous fera un souvenir.

Pour figurer ensemble sur les petites photos autocollantes, il faut se plaquer le visage l’un contre l’autre. Je ne détestais pas Frank, mais l’idée de mettre ma joue contre la sienne me rebutait. Pas seulement parce que je n’aime pas me retrouver joue contre joue avec un autre homme : la peau de Frank me dégoûtait. Il disait avoir trente-cinq ans, mais n’avait pas la moindre ride. Il n’avait pas la peau lisse pour autant, elle avait plutôt un aspect étrangement artificiel. En même temps il faisait vraiment vieux pour son âge. Bref, je n’avais pas envie de le toucher, mais il me rapprocha de lui de force en me prenant par l’épaule, et se tourna vers le viseur en disant : « Allez, vas-y, Kenji, déclenche l’appareil. » Sa joue avait la texture de ces masques de silicone qu’on met pour faire de la plongée, et elle était glacée.

— Alors, il paraît qu’il est super-drôle, ton gaijin !

Sur le chemin du peep-show, nous croisâmes Satoshi dans la rue du lingerie pub. « A cette heure-ci, c’est sept mille yens par personne, vous ne payerez pas un centime de plus », s’évertuait-il à répéter à des passants ivres. En le regardant, il me semblait comprendre ce qu’il avait voulu dire en affirmant : « Je suis tranquille à Kabukichô. » Il y avait quelque chose de vraiment relâché dans ce quartier, aucune norme n’avait cours, et le choix était clair : on rapportait du fric ou on se faisait virer. Quel que soit le résultat, ça n’avait aucun rapport avec une quelconque « dignité » à la japonaise.

Frank s’était arrêté et contemplait la planche de minuscules photos autocollantes.

— Le serveur ne t’a rien dit au sujet de ce gaijin, ou de l’argent avec lequel il a payé ? demandai-je à Satoshi.

— Pas spécialement.

Apparemment, j’étais le seul à me soucier de savoir si la tache sur le billet était du sang ou pas. Je décidai de ne plus y penser et conclus que l’ambiance sinistre de la ruelle du bureau de location de voitures m’avait rendu nerveux. J’avais trop d’imagination, comme disait Jun.

— Au fait, il voudrait aller dans un peep-show, tu n’en as pas un à me recommander ?

— Ils sont tous pareils, répondit Satoshi en riant, puis il jeta un coup d’œil vers Frank et ajouta : Je te plains.

Il voulait sans doute dire : ton client n’a pas l’air très friqué. Le cabinet pour voyeurs le plus proche se trouvait au sixième étage de l’immeuble qui nous faisait face.

— Non, Kenji, je préfère que tu m’accompagnes.

Je venais d’amener Frank devant l’entrée du peep-show et de lui dire que je l’attendrais dehors pour lui éviter des frais supplémentaires, mais il avait secoué la tête en protestant. Il paya donc deux entrées. Cinq mille yens. Le show venait juste de commencer, nous dûmes donc nous asseoir sur le petit canapé installé dans l’entrée et attendre le suivant. On ne pouvait pas entrer au cours du spectacle. Celui-ci ne durait en fait que dix minutes, ce qui ne représentait pas une trop longue attente. Au mur étaient collées quelques photos coquines prises lors d’une émission porno à la télé. Elles étaient assez anciennes, les couleurs étaient fanées et même l’autographe du présentateur du programme qui figurait sur chacune d’elles était à demi effacé.

— Ah, à propos, ta petite amie a accepté que tu travailles plus tard que prévu ? me demanda Frank tout en parcourant des yeux une affichette proclamant à la fois en japonais et en anglais : « Ce peep-show est le meilleur en ville, il a eu les honneurs de la télévision. »

— Oui, sans problème.

— Parfait, à propos, comment ça se passe ici, quel est le système ?

La musique de fond du strip-tease parvenait jusqu’à nous. C’était une chanson de Diana Ross, dont j’ai oublié le titre. Le spectacle dura le temps de trois ou quatre chansons, puis une fille arriva, nous nous attendions à ce qu’elle commence à se déshabiller mais elle se contenta d’ouvrir la porte de la cabine pour nous demander si nous souhaitions un special service.

— Special service ? répéta Frank.

— Une branlette, précisai-je, ça coûte trois mille yens de plus.

Frank réagit curieusement à ce mot.

— Une branlette..., murmura-t-il d’un air lointain, ou plutôt nostalgique. C’était la première fois que je voyais quelqu’un prendre un air de réflexion aussi profonde en entendant parler de « branlette ». Je lui expliquai qu’il n’y avait là aucune espèce d’obligation.

— Moi, mon but c’est de baiser, alors pourquoi pas me faire branler d’abord ? J’ai un appétit sexuel très fort, vraiment très fort, dit Frank.

Je dis à la fille, sans traduire littéralement la réponse de Frank, qu’il était très fort dans le domaine du sexe.

— Une fois le show commencé, si une fille vient te poser une question, tu n’auras qu’à répondre « yes », ce n’est pas compliqué, lui expliquai-je.

— D’accord, je lui dirai « yes », je me réjouis d’avance.

En dépit de cette affirmation, il arborait une mine lugubre. Avec une fausse désinvolture, il ouvrit un magazine posé à côté du canapé. Sur la première page figurait une grande photo de Nômo[5], suivie d’un article intitulé : « Il n’a pas encore rempli sa promesse d’il y a deux ans. » Frank tapota la photo de son index en me faisant remarquer :

 — Il n’y a pas à dire, le base-ball est un sport drôlement populaire au Japon !

Je crus d’abord qu’il plaisantait. Tous les Américains en voyages d’affaires au Japon, tous sans exception, connaissent Nômo. Non seulement placer Nômo dans la conversation peut les aider à mener à bien leurs signatures de contrats, mais plus encore, Nômo est certainement le Japonais le plus célèbre des États-Unis. Or, Frank semblait le prendre pour un joueur d’une équipe japonaise ! Comment un importateur de pièces détachées de Toyota pouvait-il ignorer qui était Nômo ?

— C’est le champion de l’équipe des Dodgers, fis-je remarquer.

Frank scruta la page photo d’un air dubitatif.

— Ah, c’est vrai, il porte la tenue des Dodgers de Los Angeles.

— C’est un célèbre lanceur, cette année il a réussi un jeu blanc.

Frank ne devait absolument rien connaître au base-ball, c’était la seule explication possible. Il fit alors une remarque étrange :

— Ah, un jeu blanc, ça sonne bien comme expression, moi, tu sais, à la maison on n’était que des garçons, j’étais le dernier, mais mes frères jouaient tous au base-ball, on vivait à la campagne, il y avait des champs de maïs à perte de vue, et courir après une balle, c’était la seule chose qu’il y avait à faire pour s’amuser, même mon paternel était un fou de base-ball, et l’été de mes huit ans, je m’en souviens encore aujourd’hui, un de mes frères, le deuxième, a réussi un jeu blanc.

Il y avait à peine une heure de ça, Frank m’avait parlé de ses deux sœurs, je me le rappelais parfaitement. Et maintenant il prétendait n’avoir que des frères... Ce qui était étrange, c’était l’inutilité de ces mensonges. C’était curieux qu’il ne connaisse pas Nômo, mais dans ce genre de situation, il n’avait pas à se sentir forcé de s’en tirer avec un mensonge. Nous n’étions pas dans une salle de conférence où se jouaient d’importantes transactions commerciales, seulement une salle d’attente de peep-show, et moi je n’étais pas un négociateur important, juste un guide de Tôkyô by night. Il n’avait qu’à me dire : « Je n’ai jamais entendu parler de ce Nômo », et sa réponse m’aurait suffi.

— C’était la campagne, un vrai désert, mais la bière était bonne, et après le base-ball, tout le monde allait s’en jeter une. Moi j’étais tout gosse mais on m’en faisait boire aussi, chez nous on disait : celui qui ne boit pas de bière n’est pas un homme ! La campagne américaine ça ressemble à ça, tu vois : des champs de maïs à perte de vue, et un ciel bleu à t’en donner la nausée. En été, tu crèves de chaleur, le soleil t’assomme littéralement, ceux qui ont une santé un peu fragile, ils s’écroulent tout de suite, mais c’est drôle, tant qu’on joue au base-ball, ça va, on ne s’aperçoit même pas qu’il fait chaud, le lanceur est proche du malaise à force de rester immobile si longtemps en plein soleil à surveiller la balle mais ça ne fait rien...

Il s’était mis à parler de plus en plus vite, comme si parler de base-ball l’excitait. Je l’écoutais attentivement, me concentrant pour bien saisir tout ce qu’il disait, et je me mis à penser à ma propre enfance. Moi aussi, au collège je jouais au base-ball. J’étais dans une équipe plutôt faible, mais je n’avais pas oublié l’entraînement en été ni les matchs. Comme disait Frank, même par un jour de chaleur atroce à tomber par terre, on pouvait jouer au base-ball sans problème. Pour quiconque en a fait l’expérience, ces deux mots, « été, baseball », rappellent instantanément à la mémoire des parfums d’herbe et de terre, et puis cette odeur si particulière de la chaux répandue sur le terrain. Tout à ma nostalgie, j’oubliai que Frank était peut-être en train de mentir à nouveau.

— ... On ne transpire même pas, on oublie complètement la température, pourtant il suffit que je ferme un tout petit peu les yeux comme ça pour me rappeler la chaleur infernale qu’il faisait, par la suite jamais dans ma vie je n’ai eu aussi chaud que là-bas, quand je jouais au base-ball en été, oui, c’est ce qui m’a laissé le plus de nostalgie, ces parties estivales de base-ball.

Je m’aperçus que c’était moi qui venais de sortir cette tirade. Ça me faisait plaisir de parler de ça.

— Kenji, alors toi aussi, tu jouais au base-ball ? demanda Frank qui n’avait pas l’air ravi pour autant.

— Oui.

J’étais fier de pouvoir lui répondre par l’affirmative. Frank était sans doute persuadé que je venais d’un milieu familial à problèmes. En Amérique, le taux de divorce est énorme, il atteint dans les cinquante pour cent, j’ai souvent lu ça dans les magazines, mais même quand je le vois écrit noir sur blanc, pour moi, ça n’a aucune réalité. Je me dis : « Hein ? Pas possible ! » et ça s’arrête là. Jusqu’ici j’avais dû assister environ deux cents Américains dans leurs promenades nocturnes, j’avais passé au moins deux soirées entières avec chacun, et pas mal d’entre eux, quand ils étaient fin soûls, au moment de me dire au revoir, se mettaient à me parler de leur enfance. Enfin, c’était surtout le cas des types qui n’avaient pas pu coucher avec la fille qui leur plaisait. Mais il n’y avait pas grande probabilité pour eux de trouver en deux ou trois jours dans un pays étranger comme le Japon une femme qui leur plaise vraiment et avec qui ils aient la possibilité de faire l’amour, je crois que c’est à cause de ça que la plupart des clients, complètement ivres et épuisés d’avoir longuement erré dans Tôkyô by night, en venaient à me confesser leur solitude. Moi aussi mon père était mort quand j’étais en deuxième année de collège, alors je pouvais comprendre au moins en partie le sentiment de deuil qui les habitait. L’un d’eux, par exemple, m’avait raconté ceci : « Mon père n’est jamais revenu, l’année suivant son départ, à Noël, ma mère m’a présenté un homme que je ne connaissais pas et m’a dit, voilà, maintenant ça sera lui ton papa, je n’avais que six ans, je ne pouvais rien faire d’autre qu’accepter. Ça m’a pris très longtemps pour accepter vraiment, deux ou trois ans peut-être, mais entre-temps ce nouveau type s’est mis à me battre, moi je suis de Caroline du Nord et chez nous on avait l’habitude de laisser pousser la pelouse jusqu’en mai sans la tondre, or ce type c’était un représentant de commerce originaire de la côte ouest, il ne savait rien de tout ça, il piétinait la pelouse sans faire attention, et moi, c’est une chose que je ne pouvais pas lui pardonner, c’était la pelouse que mon père avait plantée, je l’ai prévenu plusieurs fois de faire attention mais il a continué à piétiner l’herbe, alors je lui ai dit un truc vraiment grossier, j’étais déjà assez grand pour dire ce genre de chose, mais il m’a frappé, et il m’a encore fallu quelques années pour m’habituer. » Les Américains utilisaient beaucoup le mot « accepter » accompagné d’une grimace douloureuse, quand ils me faisaient leurs confidences, mais pas un seul n’utilisait le terme « endurer », qui se dit gaman dans notre langue. C’est un mot vraiment japonais à beaucoup de points de vue. Quand les Américains avaient fini de me raconter tout ça, il me semblait que leur solitude, leur tristesse n’étaient pas de la même espèce que les miennes. J’étais content d’être né japonais et pas américain. La souffrance qu’implique l’effort d’accepter une réalité et une situation données, cela n’a rien à voir avec le chagrin d’endurer une situation en silence. Je n’étais pas sûr que j’aurais pu supporter une souffrance comme celle de ces Américains.

Je soupçonnais un calvaire de cet ordre-là chez Frank. Peut-être qu’il avait été élevé un moment dans une famille où il n’y avait que des filles, et ensuite dans une famille où il n’y avait que des garçons ?

— Je jouais au base-ball au collège, je surveillais la deuxième base. Le short-stop, le joueur voisin, était un de mes meilleurs amis, nous avions des épaules solides l’un et l’autre, et souvent nous nous entraînions à jouer en doublé. A cette époque, on peut même dire que le doublé était tout pour nous. Par exemple, même si notre équipe perdait, si nous deux on avait réussi à bien coordonner notre jeu, on prenait des poses de vainqueurs en douce.

Après avoir raconté cela à Frank, je lui demandais quelle portion de terrain il était chargé de surveiller. Le strip-tease précédent venait juste de finir, et un haut-parleur diffusait une annonce : « Messieurs, veuillez excuser cette longue attente, entrez dans les cabines s’il vous plaît. »

— C’est notre tour, Kenji, allons-y, dit Frank en se levant. Je me levai en même temps que lui, avec le sentiment que c’était décidément un type pas net. Il avait parlé avec passion de base-ball, mais dès que j’avais évoqué ma propre expérience en la matière, il avait perdu tout intérêt pour la question. Ou plutôt, il avait tenté d’esquiver le sujet.

Un employé nous indiqua le chemin vers nos cabines respectives, un peu éloignées l’une de l’autre. Frank s’était vanté de son appétit sexuel intense, pourtant il n’avait pas l’air ravi en entrant dans la cabine. Il n’était pas spécialement tendu non plus, il semblait seulement mécontent, ennuyé, « Drôle de type », murmurai-je en entrant dans une cabine d’une exiguïté à provoquer une panique immédiate chez un claustrophobe, et où se trouvaient seulement un petit tabouret rond et une boîte de Kleenex.

Le show commença aussitôt. La scène était en forme de demi-cercle et faisait à peine la taille de quatre tatamis. La partie en demi-cercle, donnant sur les cabines, était tapissée de miroirs sans tain. La danseuse ne pouvait pas voir l’intérieur des cabines, mais des petites lampes encastrées dans les murs lui indiquaient lesquelles étaient occupées. La musique – une chanson de Michael Jackson – se mit en marche et des lumières on ne peut plus bon marché commencèrent à clignoter, tandis qu’une porte située sur la droite de la scène s’ouvrait pour livrer passage à une fille mince et petite, seulement vêtue d’une nuisette. La porte de ma cabine s’ouvrit, et une autre fille passa la tête pour me demander :

— Excusez-moi, désirez-vous un special service ?

Puis elle scruta mon visage et s’exclama :

— Ma parole, c’est Kenji !

Je la reconnus moi aussi : elle s’appelait Asami, six mois plus tôt, elle était strip-teaseuse dans un club à Roppongi.

— Asami ? fis-je.

Elle me répliqua qu’ici elle s’appelait Madoka.

— J’ai une faveur à te demander, lui dis-je. Dans la troisième cabine à partir d’ici, il y a un gaijin qui va te demander le special service...

— Un gaijin ? fit Asami, alias Madoka, en fronçant les sourcils.

Dans l’industrie du sexe, les étrangers sont radicalement impopulaires.

— Ne t’inquiète, pas, il ne va rien exiger de particulier, c’est moi, je voudrais juste savoir quelle quantité de sperme il éjacule.

— Pourquoi ? Vous avez fait un pari ou un truc dans ce genre ?

— Non, mais ça m’intéresse de savoir. Je t’invite à un barbecue un de ces jours pour te remercier, d’accord ?

— Ok, fit Madoka en refermant la porte.

C’était une fille honnête, elle se rappelait qu’au temps du club de strip-tease je l’avais souvent demandée spécialement pour mes clients. L’article dans le journal disait que la lycéenne retrouvée en morceaux avait été violée, les faits dataient de la veille, et moi je me disais que si c’était Frank le coupable, logiquement ce soir il n’éjaculerait qu’une petite quantité de sperme. J’étais peut-être ridicule de chercher un lien entre Frank et le meurtre de la lycéenne. Je réfléchissais trop, j’avais trop d’imagination. En fait, je n’étais pas absolument persuadé que Frank était un assassin, mais en deux ans de travail dans le quartier j’avais développé une méfiance particulière qui me poussait à ne rien croire de ce que disait ce client. Ça arrive à tout le monde de mentir. Mais les vrais mythomanes, ceux pour qui le mensonge devient quotidien, normal, perdent conscience du fait qu’ils mentent, et dans les cas extrêmes, ont l’impression de dire la vérité. J’en connaissais quelques-uns, dans le genre, et je faisais tout mon possible pour les éviter. C’était les gens les plus dangereux en ce monde, et aussi ceux qui vous causaient le plus d’ennuis.

Sur scène, la fille maigre avait ouvert le devant de sa nuisette et ondulait des hanches. Ce n’était pas une danseuse professionnelle, mais une artiste de sex-shop, et ses mouvements n’avaient rien de langoureux. C’était plutôt ridicule qu’autre chose, et un peu triste en même temps. Mais personne ne s’attend à un strip-tease de qualité dans ce genre d’endroit. La fille venait se coller pendant une trentaine de secondes contre les miroirs sans tain des cabines occupées, et défaisait son soutien-gorge, se tripotait les seins, se glissait une main dans la culotte. Elle était peu maquillée, et avait la peau blanche, si bien que des veines bleues apparaissaient par transparence sur son visage et ses jambes. Ces veines bleues qui ressortaient sous l’éclairage cru avaient un je ne sais quoi de cruel. Soudain, Asami ouvrit la porte de ma cabine et passa la tête :

— Alors ? chuchotai-je. De forts effluves de parfum s’engouffrèrent dans le réduit. Elle portait au bras un panier en plastique contenant des serviettes et des préservatifs, et dans sa nuisette ornée de dentelles affriolantes, on aurait dit qu’elle partait en voyage, à la recherche de l’oiseau bleu du bonheur.

— C’était le gaijin de la cinq, c’est ça ?

— J’ai oublié son numéro de cabine, mais il n’y avait pas d’autre étranger, n’est-ce pas ?

Je ne voyais pas bien son visage à contre-jour, car il faisait sombre dans la cabine, mais elle parlait avec hésitation, ou embarras.

— Il ne t’a pas demandé le special service ?

— Si, fit-elle en secouant la tête, mais il m’a fait arrêter au milieu.

— Il n’a pas joui ?

— Ben, je sais pas.

— Il était gros, son truc ?

— De taille normale, je pense, mais c’est bizarre, jamais je n’ai vu un type faire une tête pareille en se faisant branler, et puis sa queue avait un contact bizarre.

— Bizarre ?

— Elle était plus ou moins gonflée selon les endroits.

— De la silicone ?

— Non, je sais reconnaître la silicone, ou les perles, ce n’était pas ça, et puis son visage, d’abord, dans le noir je ne me suis pas rendu compte, mais à un moment, les lampes ont clignoté et je l’ai vu qui regardait vers moi... Dis, je peux y aller ? Je n’ai pas le droit de parler avec les clients, je risque des ennuis.

— Ah, oui, excuse-moi de t’avoir demandé un truc aussi bizarre.

— Mais non, ce n’est rien, fît Madoka en refermant la porte. J’avais l’impression qu’elle ne voulait plus parler de Frank. Sur scène, la fille avait enlevé son soutien-gorge et, la culotte rabattue sur les chevilles, était en train de se masturber. Elle s’allongea sur la scène, jambes écartées, ferma les yeux, se mit à pousser de petits gémissements. Est-ce qu’elle jouait la comédie, ressentait-elle un vague plaisir, ou était-ce carrément une exhibitionniste, excitée de se savoir regardée ? Elle seule aurait pu le dire. En tout cas, ses gémissements, son expression étaient bien ceux du plaisir sexuel.

Chez les hommes non plus, l’expression du plaisir n’était pas très variée. Madoka avait déjà dû voir cette expression sur des centaines, peut-être des milliers de visages d’hommes. Quelle tête pouvait donc faire Frank lors du special service, pour qu’elle en soit frappée à ce point ?

Une fois sortis du peep-show, Frank ne m’adressa pratiquement pas la parole, et comme je n’avais pas non plus très envie de parler, nous nous éloignâmes en silence des néons et des appels des rabatteurs, et arrivâmes devant un batting-center situé un peu à l’écart du quartier des love-hotels. Il était une heure du matin passée, mais le son métallique des battes de base-ball frappant des balles molles parvenait avec régularité de derrière le grillage rouillé et le filet vert qui dissimulaient le terrain d’entraînement aux regards. Frank s’arrêta, tendit l’oreille, jeta un coup d’œil plein de curiosité derrière le grillage. Il paraît qu’en Amérique on ne trouve pas ces terrains grillagés où l’on peut s’entraîner à toute heure à taper sur une balle de base-ball ou de golf. Moi je pensais que ces centres d’entraînement existaient dans le monde entier. Je croyais aussi que les distributeurs automatiques de boissons ou de cigarettes étaient répandus partout dans le monde. Ou, pour mieux dire, je ne m’étais jamais posé la question de savoir s’il y en avait ailleurs qu’au Japon. Mais les clients curieux me demandaient chaque fois : « Kenji, pourquoi les Japonais ont-ils besoin d’autant de distributeurs automatiques ? Il y a déjà une étonnante quantité de magasins ouverts toute la nuit, pourquoi mettre des distributeurs en plus ? Et puis pourquoi ces machines proposent-elles autant de sortes différentes de cafés chauds ou froids en boîte, de jus de fruits, de boissons vitaminées pour sportifs ? Comment font les fabricants pour faire des bénéfices en commercialisant autant de produits différents ? » J’étais incapable de répondre du tac au tac, et au début, je me demandais toujours pourquoi les Américains se posaient ce genre de question. Beaucoup de choses chez nous surprennent les étrangers, et je suis bien incapable d’expliquer pourquoi. Pourquoi y a-t-il des gens qui se tuent littéralement au travail au Japon alors que c’est un des pays les plus riches de la planète ? Quand il s’agit de jeunes filles venant de pays pauvres d’Asie, je peux encore comprendre, mais pourquoi des lycéennes japonaises éprouvent-elles le besoin de se prostituer ? Travailler dans le but de faire le bonheur de sa famille est sûrement un point commun à toutes les sociétés du monde, alors pourquoi le système typiquement japonais consistant à envoyer un employé travailler loin de sa famille toute la semaine ne suscite-t-il aucune protestation ? Si j’étais incapable d’expliquer tout cela, ce n’était pas par stupidité, mais parce que les journaux et les magazines n’évoquent jamais ces sujets, et qu’on n’en parle pas non plus à la télé. Il n’y a jamais personne pour nous expliquer pourquoi des gens meurent de trop travailler au Japon, ni ce qui justifie ce fameux système de travail loin de sa famille qui, paraît-il, surprend beaucoup les étrangers.

Frank, immobile, continuait à observer le batting-center. J’en conclus qu’il avait envie d’essayer. Mais quand je lui proposai d’entrer, il commença par sursauter puis hocha vaguement la tête.

Au rez-de-chaussée du bâtiment se trouvait un centre de jeux, puis en montant au premier par un escalier en fer, on se retrouvait dans un étrange espace éclairé par des lampes fluorescentes. Un panneau indiquant : « Danger. Toute personne qui n’utilise pas les machines est priée de rester au-dehors » était suspendu au milieu de l’espace grillagé. Il y avait sept places, chacune correspondant à une vitesse de balles différente. La machine située à l’extrémité gauche était la plus rapide, un panneau indiquait une vitesse de balles de cent trente-cinq kilomètres à l’heure, tandis que celle de droite était la plus lente avec quatre-vingts kilomètres à l’heure. Trois joueurs étaient déjà installés : un jeune homme en survêtement qui se concentrait en silence sur ses balles, et un couple à l’air éméché. L’homme tapait sur les balles, sous les encouragements de sa compagne, postée de l’autre côté du grillage.

— Vise le coup de circuit, criait la femme à chaque balle qui jaillissait de la machine. Le type était soûl, il vacillait sur ses jambes et ratait la plupart de ses coups, tandis que la femme continuait à l’exhorter d’un ton convaincu : « Te laisse pas battre ! Tu vas gagner, tu vas gagner ! » Je me demandais contre qui elle voulait le voir gagner. L’extérieur de la cage grillagée, d’où la femme criait ses encouragements, ressemblait à un quai de gare de campagne : il y avait juste un toit au-dessus du terrain, et un vent glacial soufflait tout autour. Un employé dormait, adossé à sa chaise, dans une minuscule cabane qui ressemblait à un poste de péage d’autoroute. Il devait faire chaud dans la petite cahute : un poêle à pétrole rougeoyait, il y avait une bouilloire posée dessus, et le gardien portait seulement un tee-shirt. Un clochard s’était collé contre le mur extérieur, allongé sur un tas de cartons ; il feuilletait un magazine, tout en buvant de l’alcool dans un vieil emballage de nouilles instantanées.

— Il n’y a pas d’endroit comme ça en Amérique, dit Frank.

Au Japon non plus, il n’y en a pas beaucoup, songeai-je. L’endroit où les machines à lancer les balles étaient installées était sombre. Au bout de l’accoudoir, au-dessus de la fente où l’on introduisait les pièces, une petite lampe verte clignotait. On entendait continuellement, derrière les chansons de Yuki Uchida que déversait un simple haut-parleur, le bruit des circuits qui rassemblaient les balles éparpillées et des ressorts qui se contractaient de façon répétée. Le jeune type en survêtement, tout en sueur, frappait ses balles avec précision. Mais même pour quelqu’un qui visait bien, les balles franchissaient difficilement les vingt mètres qui les séparaient du filet. En haut du filet pendait un rideau ovale marqué « coup de circuit », mais une déchirure masquait une partie des lettres.

— Tu veux essayer ? demandai-je à Frank.

— Non, je suis un peu fatigué, vas-y, toi, je te regarderai.

Il tira à lui une petite chaise tubulaire posée devant la cabane du gardien, et s’assit. Comme le SDF le regardait, Frank lui demanda en anglais si quelqu’un utilisait cette chaise, mais le type avala sans répondre une gorgée du liquide transparent contenu dans le récipient en plastique qu’il tenait dans sa main droite – une boisson forte de toute évidence, sans doute de la vodka ou de l’alcool de patates, dont les effluves parvenaient jusqu’à moi. Le clochard lui-même répandait une odeur particulière.

— Il habite ici ? me demanda Frank, les yeux fixés sur le sans-abri.

— Je ne crois pas, répondis-je, songeant que j’aurais bien fait une partie pour me réchauffer, mais qu’il était délicat de demander à Frank de payer ma place. J’aimais bien le base-ball, et la partie coûtait seulement trois cents yens, j’aurais pu me l’offrir, mais après tout je ne jouais pas pour moi mais pour faire plaisir à mon client. Je n’avais plus envie de marcher, c’était un fait, mais si je l’avais amené jusqu’ici, c’était à cause de notre conversation sur le base-ball dans la salle d’attente du peep-show. Autrement dit, ça faisait partie de mon travail. J’avais déjà payé le print-club – il ne m’avait pas remboursé. Ça ne coûtait pas très cher, bien sûr, mais tous mes frais pendant les heures de travail étaient à la charge des clients, je l’avais dit à Frank d’entrée de jeu, et ça m’ennuyait vraiment qu’il commence à se comporter avec moi comme avec un copain. Je ressentais une curieuse lassitude, c’était peut-être ça qui m’empêchait de lui réclamer de la monnaie pour jouer. Vraiment, j’étais étrangement fatigué.

— C’est un SDF ?

— Oui.

Je n’avais pas envie de discuter dans un endroit aussi glacial, je me sentais sur le point d’attraper un rhume. Derrière nous se trouvait le parking d’un immeuble, et à travers les grillages de l’espace de jeu, on apercevait les néons des love-hotels. Frank avait le nez rougi par le froid, mais, engoncé sur sa chaise, il ne faisait pas mine de vouloir bouger d’ici. Il regardait le sans-abri descendre son alcool à une vitesse régulière.

— Pourquoi est-ce que personne ne le chasse d’ici ?

— Bah ! Trop compliqué.

— Il y a beaucoup de sans-abri dans les gares et les parcs aussi, je ne savais pas qu’il y en avait autant au Japon. Ici aussi il y a des bandes de jeunes qui s’attaquent aux SDF ?

— Oui, répondis-je, frigorifié. Je trouvais Frank drôlement insensible au froid.

— Oui, bien sûr, il doit y en avoir comme partout. Qu’est-ce que tu en penses, toi, Kenji, des types qui font ça ?

— On n’y peut rien. Ces SDF sentent mauvais, on ne peut pas demander aux gens d’avoir envie de les traiter gentiment.

— L’odeur, oui, l’odeur c’est un des éléments qui nous font aimer ou haïr les gens, c’est sûr, à New York il y a des gangs de rue qui ne s’attaquent qu’aux clochards, les SDF n’ont pas un sou, alors ce n’est pas pour les voler, non, ces types-là prennent leur pied à commettre des actes de violence, c’est tout, il y en a même qui s’amusent à arracher les dents des vieux clodos une à une avec une pince, tu vois, sans compter ceux qui les agressent sexuellement.

Pourquoi choisissait-il cette heure et ce lieu pour me raconter des trucs pareils ?

— Faut pas te laisser battre ! criait toujours la femme qui s’éloignait, enlacée par son compagnon titubant, la partie terminée. Le type en survêtement, lui, continuait à taper inlassablement sur les balles. Sur la plate-forme où nous nous trouvions, le vent nous glaçait les jambes comme si elles étaient nues. Il y avait de la lumière à presque toutes les fenêtres des love-hotels. La vue de ces lumières tamisées et vulgaires me rappela ce qu’avait dit Madoka : « Je n’ai jamais vu un homme se faire branler avec une telle expression sur le visage. » J’avais oublié de lui demander des précisions, je ne savais pas exactement si Frank avait éjaculé ou pas, ça ne me semblait plus très important. Mais quelle tête pouvait-il bien faire à ce moment-là ?

— Tu n’aimes pas que je te raconte ça, pas vrai ? me demanda Frank, les yeux toujours fixés sur le clochard.

Si tu le sais, pourquoi poser la question ? songeai-je, mais je me contentai de hocher la tête.

— Pourquoi est-ce si désagréable ? Pourquoi est-ce que personne n’aime entendre parler d’un type jeune qui agresse un vieux clochard puant ? Sans doute parce que ce fait évoque certaines images mais pourquoi ces images sont-elles déplaisantes ? Tout le monde se met à sourire inconsciemment à la vue d’un bébé qui fleure bon le lait, pourquoi tous les humains ont-ils une perception identique des odeurs ? Pourquoi est-ce que nous réagissons tous avec la même sensibilité à une mauvaise odeur ? Partout dans le monde, c’est pareil, non, je veux dire, n’y a-t-il vraiment personne au monde qui ait plutôt envie de caresser la joue d’un clochard, et d’assassiner un bébé ? Tu vois Kenji, moi il me semble qu’il doit exister des gens comme ça quelque part sur cette terre...

Ça me donnait vraiment envie de vomir de l’écouter me raconter des choses pareilles.

— Je vais faire une partie, dis-je, en me dirigeant vers les box du batting-center.

J’entrai dans la cage grillagée. Le sol était légèrement en pente, pour permettre aux balles perdues de se rassembler. Ce sol de béton peint en blanc était presque aveuglant de clarté, avec les lumières des lampes fluorescentes qui s’y réfléchissaient. Tout autour du filet, on distinguait les néons et les fenêtres allumées des love-hotels. « C’est le paysage le plus glacial qu’on puisse imaginer ! » me dis-je, m’étirant légèrement avant de choisir la batte la plus légère parmi les trois posées devant moi. Je glissai trois pièces dans la fente de la machine, une lampe verte s’alluma, un signal indiqua « cent kilomètres à l’heure », j’entendis le léger vrombissement marquant la mise en route du moteur, et presque simultanément, la première balle jaillit d’un étroit boyau sombre. Je la manquai : cent kilomètres à l’heure, c’est assez rapide, et je n’avais pas eu le temps de préparer mon swing.

Je jouais plutôt mal. Je savais que Frank, assis derrière moi, me regardait. Puis il se leva et vint vers moi. Il se colla contre le grillage juste dans mon dos et cria : « Kenji, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne vises pas droit ! » Sans raison, j’eus un haut-le-cœur. Je n’avais pas envie que ce type me fasse des remarques.

— Eh, Kenji, regarde-le, lui ! (Il me montrait le jeune type en survêtement, à deux machines d’intervalle.) C’est fabuleux. Il frappe fort et loin, à chacune de ses balles.

Le type attrapait au vol chacune des balles lancées à cent vingt kilomètres à l’heure et les renvoyait vers le milieu de la cible. Son swing était inhabituellement rapide. Ce devait être un de ces pros qui s’entraînent dès l’aube et sont payés pour. J’avais déjà entendu dire que certains habitaient dans ce quartier. Après avoir joué pour des clubs de lycée ou des groupes professionnels, ils étaient pris dans l’engrenage des femmes, du jeu ou des amphétamines, et, n’ayant pas d’autre choix que de gagner toujours plus d’argent, ils se faisaient payer en aidant les clubs de quartier. Ils étaient payés aux pièces : un tir au but valait deux mille yens, un hit cinq cents yens, ils avaient donc tout intérêt à s’entraîner.

— Je te regarde depuis tout à l’heure, Kenji, tu n’as pas encore frappé une seule balle correctement, pourtant tu as une machine plus lente que la sienne.

— Je sais, répondis-je un peu trop fort, et j’envoyai dans les airs de toutes mes forces la balle suivante. Frank secoua la tête :

— Oh, mon dieu, ce que tu peux être lent !

Enervé, je me détournai de lui et essayai de me concentrer sur mes balles. Dans mon dos il continuait à commenter mes tirs : c’était une malédiction, j’étais abandonné de Dieu, etc. Je finis par lui dire de se taire :

— Tu m’empêches de me concentrer à parler comme ça dans mon dos.

Il poussa un soupir et secoua à nouveau la tête.

— Kenji, tu connais cette histoire célèbre à propos de Jack Niklaus : pendant un match de golf très important, il était tellement concentré sur le choix de son club pour porter un coup décisif qu’une rafale de vent lui a enlevé sa casquette sans même qu’il s’en rende compte. C’est ça, la concentration.

— Jamais entendu parler de Jack Niklaus, grommelai-je. Tais-toi, je t’en supplie, si tu te tais, je vais mettre la balle en plein dans le mille, tu vas voir.

— Hmm, tu paries ? fit Frank en hochant la tête d’un air inexpressif.

Son ton ne me plaisait pas. Je me demandais s’il faisait souvent ce genre de choses. A la vue de son visage impassible, je me demandai tout à coup s’il n’était pas roué au point d’avoir tout manigancé depuis le début pour pouvoir en venir à cette petite phrase : « Hmm, tu paries ? » Mais il était déjà trop tard.

— D’accord, pourquoi pas ? répondis-je avant même de m’en rendre compte.

Les facultés de jugement dont je m’enorgueillissais et que je savais rares chez un garçon de mon âge étaient obscurcies par la colère qui me montait soudain à la tête devant le visage inexpressif et mou de cet Amerloque.

— Faisons comme ça, Kenji : tu tires vingt balles, et si tu en mets une dans le but, tu as gagné, je te paye le double de ton salaire, mais si tu perds, la soirée d’aujourd’hui est gratuite pour moi.

J’allais lui dire que j’étais d’accord, mais je m’arrêtai à temps :

— Ce n’est pas juste comme conditions, Frank.

— Pourquoi ?

— Si tu gagnes, ma rémunération sera de zéro. Ma journée de travail égale zéro, nothing, alors que si c’est moi qui gagne, tu me payes le double, c’est tout, les risques ne me paraissent pas équitables.

— Que proposes-tu alors ?

— Si tu gagnes, tu me donnes seulement la moitié de mon salaire, et si je gagne, tu le doubles, c’est plus logique, non ?

— Bon, alors si tu gagnes, je te paye les vingt mille yens pour les trois heures de base, plus les vingt mille yens pour les heures en extra, multiplié par deux, ce qui fait quatre-vingt mille yens, c’est bien ça ?

— Oui, répondis-je, un peu ahuri que Frank ait si bien retenu mon système de paiement. Sur ce point-là au moins, c’est un Américain typique, me dis-je. Les Américains n’oublient jamais le deal de base en affaires. Même quand ils sont ivres morts, devant une femme à poil, ou en train de faire la fête.

— C’est plutôt ça qui n’est pas juste, si tu gagnes tu fais un gain de quarante mille yens, et moi, si je gagne, j’économise seulement vingt mille yens, dit Frank en me regardant fixement, puis il ajouta : Tu es un radin.

Je ne sais pas si c’était de la provocation de sa part. En tout cas, si ça en était, ça marcha rudement bien, car je déclarai alors :

— Très bien, alors faisons comme tu as dit d’abord.

Les coins de ses lèvres se relevèrent, et il grimaça un sourire.

— C’est moi qui paye la partie, dit-il en tirant son porte-monnaie d’une poche intérieure de sa veste, d’où ses doigts boudinés tirèrent trois pièces de cent yens. S’il avait de la monnaie, pourquoi ne l’avait-il pas sortie plus tôt pour les photos ? me demandai-je en les prenant.

— Tu as combien de balles pour trois cents yens ?

— Trente.

— Bon, alors disons que les dix premières c’est pour t’entraîner, et que ça compte à partir de la onzième.

Ce n’est pas possible, ce type doit être comptable, décidai-je. Je venais de comprendre à quel point il était malin : il avait peut-être observé que le semi-professionnel qui s’entraînait un peu plus loin lançait ses balles bien au milieu mais qu’elles n’atteignaient pas le but pour autant. A l’époque où j’étais arrivé à Tôkyô, j’avais commencé par faire environ quatre mois d’école préparatoire, tout en travaillant comme manutentionnaire dans une entreprise de transport de bagages pour gagner ma vie. Il y avait un batting-center à deux stations de métro de l’appartement que je louais, j’y allais souvent les jours de beau temps. Là aussi, il y avait un coup de circuit, et quand on mettait la balle dedans, on gagnait un ours en peluche ou des coupons à échanger contre des bières. Parfois, je lançais au moins cent balles dans la journée, mais je n’atteignais jamais le coup de circuit. Je n’avais vu qu’une fois quelqu’un réussir : c’était une quadragénaire, et elle le devait uniquement à la chance. Il y avait une vingtaine de mètres de l’endroit où le joueur se tenait jusqu’au filet, et la marque ovale indiquant le coup de circuit, de la taille d’un tatami, était suspendue à environ quinze mètres de haut, il n’y avait vraiment aucune raison qu’une petite balle en étoffe puisse l’atteindre.

La machine se mit en marche en gémissant, mes dix balles d’entraînement furent tout de suite épuisées. Je relâchai la tension de mes épaules, décidai de me concentrer pour recevoir la balle bien au centre de la batte. « Si tu as trop de tension dans les épaules, tu ne peux pas taper comme il faut », c’était la première chose que m’avait apprise mon père, mon premier professeur de base-ball, quand j’avais sept ou huit ans. Mon père dessinait des plans de machines destinées aux Ponts et Chaussées, et son travail l’amenait à faire de fréquents voyages à l’étranger, principalement en Asie du Sud-Est. Il n’était pas très vigoureux physiquement mais il adorait le sport. « Regarde ta balle », m’avait-il dit pendant que je m’évertuais à attraper les balles avec le gant de base-ball qu’il m’avait offert... Je réussis à attraper ma première balle juste au centre de la batte. Elle s’envola jusqu’au milieu du filet environ, et j’entendis Frank pousser un « oh » admiratif ; la balle était passée deux mètres sous le coup de circuit. Le deuxième coup fut réussi aussi, mais la balle, partie trop bas, heurta le grillage. Regarde bien la balle, continuai-je à me dire, repensant malgré moi à mon père. Je n’avais pas beaucoup de souvenirs de jeux avec lui. Il n’était pas très souvent à la maison, et une fois qu’il eut commencé à construire ce pont en Malaisie, il ne revint presque plus au Japon. Mais aujourd’hui encore il m’arrive de rêver que je suis avec lui et essaie d’attraper des balles.

Ma troisième balle aussi était trop basse, je loupai la quatrième et la cinquième. A partir de la dixième, concentré sur ce que je faisais, j’oubliai totalement Frank pour ne plus penser qu’à mon père. D’après ma mère, c’était un irresponsable qui ne pensait qu’à prendre du bon temps mais les enfants se moquent pas mal de ce genre de jugements. « Je regrette deux choses, avait dit mon père avant de mourir d’une maladie pulmonaire : l’une, c’est que je ne verrai jamais ce pont achevé, la seconde c’est de ne pas avoir pu t’apprendre à nager. » Il était sûrement trop occupé pour avoir le temps de jouer avec moi, mais je suis sûr qu’il avait décidé dès ma naissance qu’il apprendrait à son fils à jouer au base-ball et à nager. Je me dis souvent que mon rêve d’aller aux États-Unis, c’est aussi à son influence que je le dois. Les rares fois où il rentrait au Japon avant de repartir en Malaisie, il avait l’air heureux. Ma mère disait toujours que c’était parce qu’il y avait une femme là-bas, mais moi je suis sûr que ce n’était pas la seule raison. Même s’il avait une maîtresse là-bas, même s’il aimait son travail, il devait y avoir autre chose de palpitant dans sa vie. Ça me rendait triste, naturellement, de le voir repartir, mais en même temps j’aimais bien le voir me dire « au revoir », sa valise à la main. Je pensais que moi aussi, un jour, j’aimerais bien partir comme ça quelque part en disant « au revoir » à tout le monde.

La quatorzième balle, je tapai dessus de toutes mes forces, avec un bon swing vers le haut. Elle s’éleva très vite, j’entendis Frank crier : « No ! » « Allez, monte ! » criai-je à mon tour, mais la balle ne fît que frapper le filet à un mètre en dessous du coup de circuit. Ce fut mon meilleur score de la soirée. Mon énervement à l’idée que si ça continuait comme ça, j’allais perdre tout mon bénéfice se communiqua à mes swings, et toutes mes balles suivantes roulèrent lamentablement à terre. Lorsque je ratai la dix-septième, j’entendis Frank étouffer un rire, et cela me mit en colère à tel point que je loupai aussi les trois dernières.

— Ah, c’était de justesse, hein, j’ai bien cru que tu allais gagner, dit Frank, l’air de s’excuser. Moi, je réfléchissais intensément : il fallait faire quelque chose, je n’allais pas laisser ce type m’utiliser toute la soirée pour pas un sou ! Je ressortis de la cage, remis le manteau que j’avais enlevé pour jouer, et tendit la batte à Frank en disant :

— Allez, Frank, maintenant c’est ton tour.

Frank ne fit pas mine de prendre l’objet, et me regarda d’un air faussement innocent :

— Comment ça ?

— Maintenant, c’est toi qui joues, aux mêmes conditions.

— Attends un peu, ce n’est pas ce qu’on avait dit.

— Tu as fait du base-ball, toi aussi, non ? Si je joue, tu dois jouer aussi.

— Mais je t’ai dit tout à l’heure que j’étais fatigué, je n’ai pas envie de toucher une batte de baseball.

— Tu es un menteur.

Frank changea de couleur. Des vaisseaux rouges et bleus apparurent sur sa peau, ses yeux perdirent tout éclat, exactement comme quand le rabatteur noir l’avait ignoré, ou quand la fille du lingerie pub avait émis un doute sur son origine new-yorkaise. Les bords de ses paupières, les ailes de son nez, les coins de ses lèvres étaient agités de petits frémissements. C’était la première fois que je le regardais en face d’aussi près. Il avait l’air en même temps furieux et terrorisé.

— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-il en fixant sur moi son regard terne. Je n’ai pas bien compris ce que tu racontais, mais il me semble que tu m’as traité de menteur. Pourquoi dis-tu ça ? Quand ai-je menti, comment ?

Je baissai la tête. Je ne voulais pas le regarder. Il essayait de se composer un air attristé. Je le trouvais d’une laideur telle qu’elle semblait éclabousser tout ce qui se trouvait en sa présence.

— Tu m’as dit dans la salle d’attente du peep-show que tu avais fait du base-ball étant petit. Tu as dit que tu ne faisais que jouer au base-ball avec tes frères parce qu’il n’y avait pas d’autre distraction.

— Oui, je crois bien avoir dit ça. En quoi cela te permet-il de me traiter de menteur ?

— Le base-ball, c’est sacré pour quelqu’un qui a passé son enfance à y jouer, pas vrai ?

— Je ne comprends pas ce que tu dis.

— C’est sacré, c’est la chose la plus importante au monde.

— Je crois que je commence à voir où tu veux en venir, Kenji. Si ce que je t’ai dit est vrai, alors je devrais accepter de jouer après toi, c’est ça ?

— Exactement, c’est bien ce qu’on fait quand on joue, enfant, non ? Chacun son tour.

— Très bien, fit Frank en saisissant la batte. Et on parie aussi ? ajouta-t-il en entrant dans la cage. L’homme en survêtement était en train de quitter les lieux. Dans cet étrange espace en plein air, entouré d’hôtels de passe, il ne restait plus que Frank, moi, l’employé endormi dans sa cahute et le sans-abri adossé au mur.

— Si tu arrives à sortir du terrain, je t’offre la soirée de demain aussi pour rien, mais si tu loupes le coup de circuit, tu me payes ma soirée d’aujourd’hui comme prévu.

Frank hocha la tête, mit de la monnaie dans la machine, puis m’appela :

— Kenji ! Tu sais, en fait, je ne comprends pas très bien comment on en est arrivé à ça.

Au début, j’eus du mal à comprendre ce qu’il disait.

— Ce n’est pas parce que tu t’es fâché que j’ai accepté de jouer, tu sais, c’est parce que je veux qu’on soit amis tous les deux, tu comprends, je veux que ça se passe bien entre nous.

— Oui, je comprends, répondis-je.

— Tu sais, comment dire, je t’ai mis en colère avec mon pari, mais ce n’est pas pour éviter de te payer que je l’ai fait, hein, ne crois pas ça, je ne suis pas comme ça, c’était un jeu, je me sentais d’une humeur innocente d’enfant, je ne conteste pas le prix que tu me demandes, l’argent, ce n’est pas un problème, j’en ai plein, je n’ai peut-être pas l’air très riche, mais tu veux voir ce qu’il y a dans mon portefeuille ?

Avant que j’aie pu répondre, il avait tiré son portefeuille de la poche intérieure de sa veste. Ce n’était pas celui qu’il avait sorti pour payer au lingerie pub. C’était un étui de cuir noir, tout avachi, mais qui contenait au moins deux millimètres d’épaisseur de liasses de billets de dix mille yens, et trois millimètres d’épaisseur de billets de cent dollars. « Tu vois ? » fit Frank en souriant. Quoi, tu vois ? pensai-je. Le portefeuille qu’il avait sorti au lingerie pub était en imitation croco. Et un vrai riche ne se balade pas avec autant de cash dans ses poches. Dans le portefeuille noir, je n’avais pas vu une seule carte de crédit.

— Quatre mille dollars et deux cent quatre-vingt mille yens, j’ai de l’argent, tu vois.

— Je vois, fis-je.

Frank faisait tout ses efforts pour se composer un air joyeux. La peau de son visage était bizarrement déformée, et il resta tordu comme ça jusqu’à ce que je lui rende son sourire. J’en avais la chair de poule.

— Bon, alors, on commence.

Frank mit trois pièces de cent yens dans la machine. Puis au lieu de s’installer dans le box, au centre du carré de pelouse artificielle prévu pour le joueur, il s’avança au beau milieu de la base de ciment pentagonale. Je ne comprenais pas pourquoi il s’installait là. Si on se trouve sur la base, on risque de recevoir de plein fouet une des balles qui jaillissent de la machine. La lampe verte s’alluma, la machine se mit à vibrer. A l’intérieur du grillage, Frank s’accroupit face aux machines, prépara la batte devant sa poitrine. Il la tenait à l’envers, la main droite en bas. Il devait être en train de faire une blague. Peut-être qu’il commençait toujours par faire ça, une sorte de rituel avant le jeu ? Il y eut un bruit de ressort qui se détend brusquement, la première balle jaillit. Frank ne fit pas mine de bouger et le projectile lancé à cent à l’heure passa à ras de son oreille et alla frapper le tapis dans son dos. Frank serra la batte de toutes ses forces. Il poussa un espèce de cri incompréhensible, abattit sa batte vers le sol avec une force terrible. Comme il la tenait à l’envers, la barre de métal lui échappa des mains, et rebondit sur le béton avec un son aigu de cloche. La seconde balle arriva. Frank restait sur la base, de profil par rapport à la trajectoire. Je ne comprenais rien à ce qui se passait. Cet Américain d’âge moyen était accroupi, les mains vides, juste devant une machine d’où une balle allait jaillir à cent à l’heure. Sa posture n’avait rien à voir avec le baseball, ni d’ailleurs avec aucun autre sport. A demi accroupi, tête baissée, les deux bras toujours dans la même position que lorsque la batte lui avait échappé : les deux mains rassemblées et tendues en biais, à gauche devant lui. Mué en statue de sel. Au moment même où je hurlai : « Hé, Frank ! » une balle effleura son dos. Il ne bougea pas. Il contemplait le sol de béton illuminé par les lueurs verdâtres des lampes fluorescentes. Le vent soufflait à travers le grillage, soulevant lentement des bouts de papier dans l’espace. Le haut-parleur diffusait maintenant une vieille rengaine populaire. Frank ne bougeait toujours pas. On dirait qu’il contemple un cadavre, me dis-je. A cette idée, je perdis tout sens de la réalité et me sentis aspiré dans un cauchemar. Les balles continuaient à jaillir de la machine avec régularité et venaient chaque fois frôler le corps de Frank avant de frapper le tapis, avec un son mat et cadencé qui semblait scander les heures d’un autre monde, un son à la fois réel et grotesque. Quand la sixième balle s’abattit sur ses fesses, Frank ne bougea pas davantage, il leva simplement ses mains jusqu’à son visage et se mit à les regarder fixement. Il avait la pose triste et résignée d’un coupable qui reconnaît son crime et attend la punition. J’eus soudain l’impression que je m’acharnais cruellement contre lui et je pénétrai dans la cage à mon tour, dans l’intention de mettre un terme à tout cela.

— Frank, c’est dangereux ! dis-je en lui touchant l’épaule. Il était froid comme du métal. C’est dangereux de rester ici, répétai-je en le secouant. Il finit par détacher son regard de ses mains pour le diriger vers moi, et hocha la tête. Il avait beau s’être tourné vers moi, ses yeux étaient ailleurs, ternes et fixes. En sortant de la cage, il trébucha sur une balle et tomba. Je me confondis en excuses. Il me semblait que j’avais commis un acte irrémédiable en l’obligeant à jouer.

— Ça va, Kenji, ne t’inquiète pas, je me sens mieux, me dit-il, un peu calmé, quand je l’eus fait asseoir sur la chaise.

— Tu veux qu’on aille boire un café quelque part ? proposai-je, mais il secoua la tête en essayant de sourire et répondit :

— Non, je vais rester ici un moment.

Le clochard ne nous avait pas quittés des yeux.